Le conte du voyageur

Enfer-Dante

Il était une fois un voyageur qui partit en exploration vers le centre de la Terre par le chemin de la Vierge. C’était un long chemin, mais il était bien balisé, beaucoup l’avaient déjà emprunté. Ce chemin passait par des lieux arides et ténébreux où il ne fallait pas se perdre. Mais une lumière luisait au loin. Et l’on avançait facilement vers le but, même s’il fallait supporter des conditions de voyage qui en avaient découragé plus d’un. Cela sentait mauvais ; il fallait souvent ramper ; en de nombreux lieux, surtout vers la fin, on ne croisait plus âmes qui vivent, même si de nombreuses traces montraient que certains s’étaient aventurés jusque là. Des bêtes féroces peuplaient les cavernes en ces profondeurs, mais elles avaient peur de la lumière, de cette lumière qui luisait au loin depuis le but du voyage ; et si l’on restait dans son halo, elles n’osaient pas s’approcher, l’on pouvait passer sans crainte. Un léger filet d’eau venu d’en-bas se répandait le long du chemin ; il permettait de s’abreuver tout au long de la route, et grâce à lui des plantes arrivaient à pousser en divers endroits, ce qui donnait une nourriture suffisante pour ne pas défaillir.

Quand on était encore assez proche de la surface de la Terre, ce filet d’eau était un vrai ruisseau, et l’on se promenait souvent dans de vrais jardins ; mais plus l’on descendait, plus il devenait petit, et plus la terre devenait aride.

Notre voyageur parcourut donc ce chemin, fasciné par la petite lumière qui luisait au loin. Au début, il rencontrait encore quelques personnes dans ces cavernes, mais vers la fin, il n’y avait plus personne ; il n’y avait plus que les vestiges de certains qui étaient passés par là et qui avaient eu la bonté de mieux baliser la route pour les suivants. Lui aussi faisait cela. En fait, il croyait être seul, car il faisait nuit et qu’il ne voulait pas quitter la petite lumière des yeux pour ne pas la perdre de vue. Mais il y avait une voyageuse qui faisait la route en même temps que lui ; il s’aidait l’un l’autre sans le savoir. Les rochers déplacés par l’un pour ouvrir un chemin servait à l’autre. Une nourriture mise en évidence par l’un servait à l’autre. Un trou creusé pour accéder au filet d’eau qui disparaissait parfois servait à l’autre. Un balisage élevé par l’un orientait la marche de l’autre. Il n’aurait finalement jamais eu la force de parcourir le chemin l’un sans l’autre. Et cette impression de ne pas être seul les réconfortait, sans qu’il sache d’où venait ce sentiment. Les lieux étaient certes encore marqués par le souvenir de la Vierge qui était passée par là, et de son Fils bien-aimé. Celui-ci avait voulu ouvrir le chemin vers le centre de la Terre pour que l’on puisse accéder au monde merveilleux que l’on raconte qu’il y a là-bas. Il y avait aussi tout ceux qui était déjà passés par la suite. Mais cette impression qu’un ou une autre à sa taille était là en même temps qu’eux se trouvait dans leur inconscient sans qu’ils s’en aperçoivent vraiment ; cela leur donnait de l’entrain pour avancer.

La pensée du monde merveilleux qui les attendait les habitait. On disait que c’était un monde plein de lumière et de joie, rempli de légèreté et de douceur. Avec des animaux aussi fantastiques les uns que les autres. Avec certains qui volaient et d’autres qui nageaient. Il y avait de la musique, des danses, des banquets, des fêtes et des solennités. La Vierge Mère y régnait avec son Fils bien-aimé. Ils ne savaient finalement que peu de choses sur ce monde. Mais il savait qu’il était beau et désirable.

Portés par leur désir, ils atteignirent ce monde, y arrivant à bout de force, mais bien en vie. Leur première impression fut celle d’une immense lumière, pleine de suavité et d’unité. Et ils entendirent un chant majestueux qui s’élevait de toute part et qui parlait d’amour. Ils furent accueillis en ces lieux, et on leur demanda s’ils étaient prêts à y rester pour toujours. Ils répondirent que c’était bien ce que leur cœur désirait, et qu’ils ne voyaient pas de raison de partir loin de ces merveilles. On leur fit savoir qu’en ces lieux ils resteraient bien pour toujours, puisque tel était leur désir, mais qu’avant cela, il y avait un petit détail à régler. Une petite mission qu’on voulait leur confier s’ils acceptaient. C’est à ce moment-là qu’ils s’aperçurent qu’ils avaient fait le chemin à deux. Et la petite mission, ils devaient l’accepter à deux.

On leur raconta que depuis le centre de la Terre, il y avait en fait deux chemins qui menaient à la surface : le chemin de la Vierge et le chemin de l’Artisan. Les deux chemins avaient été parcourus par la Vierge, son Fils et l’Artisan. Mais le chemin de l’Artisan était encore impraticable pour les gens de la surface. Il n’était pas balisé, il était plein de ténèbres et de bêtes féroces. Il avait été fermé dans les temps primitifs, comme le fut le chemin de la Vierge, par ceux qui n’avaient pas voulu que la Lumière qui vient d’en-bas se répande sur le monde pour qu’à la place ce soit leurs ténèbres qui se répandent à la surface de la Terre. Le chemin de la Vierge avait été rouvert, et cela avait permis à un peu de Lumière et d’eau vive de revenir vers la surface. Mais tant que le chemin de l’Artisan resterait fermé, la Lumière venue du centre de la Terre ne pourrait se répandre en tout lieu, et transformer le monde du dehors pour le rendre semblable au monde merveilleux où l’on était à présent. Tant que ce chemin resterait la propriété des serviteurs des ténèbres, ils garderaient une emprise sur le monde. Le Fils de la Vierge avait un jour ouvert largement ses deux mains en offrande pour le monde, il avait étendu l’une à droite pour le chemin de le Vierge, et l’autre à gauche pour le chemin de l’Artisan. Il était temps désormais que sa prière soit exaucée, et que l’unité de toute chose qu’il a voulue advienne.

On leur proposa donc d’accrocher à leur âme un petit grappin dont l’extrémité resterait fixée dans le Royaume de la Lumière, et de les renvoyer à la surface par le chemin d’où ils étaient venus pour qu’ils puissent revenir ensuite par le chemin de l’Artisan. Grâce au grappin, ils pourraient le parcourir sans encombre, il n’y aurait qu’à suivre la corde, à se laisser attirer par elle, à laisser les gens du centre de la Terre tirer sur cette corde pour les ramener par ce chemin-là. Ils pourraient ainsi le baliser, le rendre praticable, et permettre aux autres d’y passer.

Cette mission leur plut, ils acceptèrent, et revinrent vers la surface. Ce qu’ils avaient vécu était merveilleux et étrange. C’était d’une lumineuse obscurité. Ils n’avaient finalement pas de mots pour en parler, ils savaient juste que c’était vrai, et que c’était ainsi. Et ils sentaient bien qu’il y avait d’immenses ténèbres qui s’opposaient à ce qu’ils avaient vécu, à cette lumière et à cette unité qu’ils avaient goûté et qu’ils avaient maintenant au fond de leur âme. Ils étaient pris entre cette stabilité du fond de leur âme, et le poids des ténèbres qui pesaient sur eux et qui cherchaient sans en avoir les moyens à la faire disparaître.

Mais le grappin était bien installé, et ils entreprirent de parcourir le chemin de l’Artisan.

Ils virent que tous ceux qui avaient avant eux parcouru le chemin de la Vierge avaient déjà permis d’avancer sur ce sentier et de le déblayer un peu, mais il y avait encore un bon bout de route jusqu’au centre de la Terre. Ils virent aussi que d’autres avaient cherché à l’emprunter sans être d’abord passés par le chemin de la Vierge. Ils s’étaient appuyés sur leur propre lumière, leur propre jugement, leur propre force. Et, n’étant pas éclairés par la lumière qui vient d’au-delà de toute chose et que le Fils a installé au centre de la Terre, ils s’étaient perdus et égarés. Certains étaient même restés pour toujours dans les entrailles de la Terre, dans les lieux obscurs et ténébreux, se contentant finalement de leur propre lumière, puisque c’est elle au fond qu’ils avaient cherchée.

Le début de la route était rempli de ronces. Il fallait trouver un chemin praticable. Heureusement, le grappin était bien en place, la corde était tendue, elle indiquait une sente où l’on pouvait avancer. Les ronces faisaient parfois un peu mal, mais elles ne bloquaient pas définitivement le passage. Ils percevaient au loin qu’il y avait bien la faible lumière du centre de la Terre, mais ils l’auraient perdue de vue si le grappin ne les ramenait pas toujours dans sa direction. Et sur le chemin, ils trouvaient aussi un petit filet d’eau, une eau potable, mais qui subissait visiblement quelques pollutions. Et ils arrivaient à trouver par-ci par-là autour d’eux un peu de nourriture qui n’avait pas toujours très bon goût.

Nos deux voyageurs entreprirent de baliser la route, de rendre visible et accessible les endroits où l’on pouvait s’arrêter, boire et manger. C’était les gens du centre de la Terre qui leur indiquaient ces endroits en arrêtant de tirer sur le grappin pour qu’ils fassent une pause. Il y avait en ces lieux d’autres eaux et d’autres nourritures qui étaient de vrais poisons, et il ne fallait pas se tromper.

Plus ils cheminaient, plus l’atmosphère devenait nauséabonde, et l’air vicié. Le sol était jonché de détritus ; il était sale et pollué. Il y avait des bêtes et des âmes perdues dans ces lieux. Elles avaient installé autour du chemin des fortifications pour empêcher les gens de passer, pour que la lumière et l’eau du centre de la Terre ne puisse revenir vers la surface. Elles avaient mis à la place leur propre lumière et leur propre eau. Mais elles n’avaient pu faire disparaître complètement le chemin et l’eau, car ce sentier avait été pratiqué par le Fils, la Vierge et l’Artisan. Et le Fils qui est le roi de toutes choses avait rendu indestructible ce passage. L’eau et la petite lumière ne pouvaient disparaître. Et si nos voyageurs les suivaient grâce au grappin, aucune de ces créatures ne pouvait les empêcher d’avancer, aucune ne pouvait leur nuire, car elles avaient peur de cette eau et de cette lumière qu’elles ne voulaient pas voir, qu’elles ne voyaient même plus.

Au-delà de toutes ces fortifications, le chemin les mena vers des lieux encore plus obscurs, vers ces lieux sous la Terre qui sont le repère de toutes ces âmes perdues, de tous ces monstres des profondeurs. Là, il fait froid et glacé, tout semble être recouvert de gel et de neige. Les êtres de ces lieux errent sans fin, dans un non sens total, vu qu’ils ne voient qu’eux-même. Ils n’ont rien pour se protéger du froid. Ils nagent dans des piscines d’eau de javel, dans des mers de pétrole. Ils s’y noient sans pouvoir mourir. L’infection de l’air ne les quitte jamais, les imprègne dans tout ce qu’ils sont. Il y a des pluies d’acides qui rongent la peau et le corps. Ils ne s’aident pas les uns les autres, ils se font plutôt la guerre, se déchirent, se font mal. Ils dorment à même le sol froid et dur, sans jamais trouver le repos. Ils ne trouvent aucune nourriture pour se sustenter ou se réconforter. C’est un monde de ténèbres. Il y règne une atmosphère de désespoir, comme un cri d’horreur, qui est peut-être la chose la pire de ces lieux.

Nos deux voyageurs sentirent progressivement toute l’atmosphère de ces lieux les envahir. Tout ce non sens, tout ce désespoir. Ils en goûtèrent l’amertume. Mais le grappin les tirait vers le bas. Dans l’horreur, ils perdirent jusqu’à la conscience de leur mission, jusqu’à la conscience l’un de l’autre, jusqu’à la conscience de leur salut. Ils pensèrent être devenus l’un de ces lieux. Ils voyaient qu’ici, l’on ne s’aimait pas, l’on voulait être seul et solitaire en servant le dieu seul et solitaire. Alors, ils criaient dans leur cœur : « Mon Dieu, je voudrais aller avec mes frères et sœurs vers le Dieu Trinité. » Ils voyaient qu’ici on n’aimait pas le Bon Dieu, on ne le louait pas. Alors ils disaient du fond de leur cœur : « Mon Dieu, vous êtes Bon et admirable. Je voudrais vous louer sans fin. » Ils voyaient qu’ici on vivait pour sa propre lumière. Alors, ils murmuraient avec douceur : « Mon Dieu, je voudrais vivre pour votre Lumière. » Mais ils semblaient y avoir un abîme entre eux et la Lumière.

Pendant ce temps, les gens du centre de la Terre tiraient sur le grappin, et nos deux voyageurs continuaient à cheminer dans ces lieux arides, à trouver de quoi boire et de quoi se sustenter. Ils continuaient à laisser des traces de leur passage. Les êtres habitant ces profondeurs les voyaient passer, et se disaient l’un à l’autre : « Ils passent parmi nous, mais ils ne sont pas des nôtres. ». C’était surprenant pour eux, mais ils n’en voyaient pas le sens. Et ils n’osaient pas approcher à cause de la lumière. Et ils n’arrivaient pas à leur nuire. Ils cherchaient parfois à le faire indirectement en posant divers pièges, mais cela échouait toujours. Il y avait quelque chose de plus fort qu’eux dans ces êtres.

Nos deux voyageurs, après un long chemin, finirent par arriver au bout de la route. Dans un dernier détour, un dernier virage, ils se retrouvèrent à nouveau dans le Royaume de la Lumière. Là, la Vierge, le Fils et l’Artisan les réconfortèrent de leur voyage. La paix, la joie et la lumière les envahirent à nouveau ; elles ne pouvaient désormais plus les quitter. Ils guérirent de leurs blessures. Et ils virent que le chemin était maintenant tracé, que d’autres arrivaient à l’emprunter sans encombre. Ils les virent travailler pour l’agrandir, pour le rendre plus praticable. Ils les virent chasser progressivement toutes les ténèbres grâce à la Lumière. La vie arrivait en ces lieux. Les entrailles de la Terre se purifiaient, et toute la surface profitait de cette entreprise de rénovation. Nos deux voyageurs se mirent eux aussi à participer à cette entreprise de rénovation. Et c’était comme si le chemin de la Vierge et le chemin de l’Artisan devenait un seul chemin, un immense chemin, vert et luxuriant, plein de vie et de lumière. Le chant du centre de la Terre se faisait entendre en tout lieu. La Lumière du centre de la Terre se répandait partout. Il n’y avait bientôt plus qu’un seul Royaume autour du Fils, de la Vierge et de l’Artisan.

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