La composition des essences

fleurs

Notre regard porté sur le monde y découvre un foisonnement de réalités : des pierres, des arbres, des voitures, des maisons, des cheveux, des hommes, des animaux, des abeilles. La liste serait longue. Et si l’on va dans l’infiniment petit, on y découvre aussi une multitude de réalités : des protéines, des molécules, des atomes, des particules, des ondes. Et si l’on va dans l’infiniment grand, il en est de même : des astres, des systèmes solaires, des galaxies, des amas de galaxies.

Ces réalités se croisent et se décroisent, se coupent et se recoupent. Une feuille va grandir sur un arbre, puis partir avec le vent, puis se décomposer et devenir autre chose. À bien regarder le monde, c’est toute une symphonie qui s’en dégage, une mélodie ; c’est une fresque aux colorations incroyables, à la diversité fulgurante. Il y a de quoi être saisi. Et plus l’on avance, plus l’on voit que tout est infiniment complexe, avec de multiples interactions : et ce champ de l’hypercomplexe reste encore un monde immense à explorer.

Mais quelles sont les règles de cette symphonie ? Comment se fait la consistance et le devenir de tous ces êtres ?

Les anciens parlaient de matière et de forme, de substance et d’accident, de puissance et d’acte, d’être et d’essence, pour tenter de décrire un tant soit peu ce monde en mouvement. La matière, c’est ce qui reste dans le changement, alors que la forme, c’est ce qui change. La substance, c’est ce qui existe en soi et par soi, alors que l’accident, c’est ce qui existe dans un autre, dans une substance justement. La puissance, c’est ce qui est en capacité de devenir, alors que l’acte c’est ce qui est advenu. L’être c’est ce qui existe, alors que l’essence c’est ce qu’est cet existant. Il y aurait beaucoup d’autres choses à dire sur ces notions ; et beaucoup de liens à faire entre elles pour voir comment elles s’imbriquent les unes les autres.

Mais remarquons déjà qu’une feuille a une consistance propre de feuille, c’est une substance ; mais qu’elle existe aussi dans l’arbre et par l’arbre : elle est incluse dans la substance de l’arbre. L’existence de cette feuille est accidentelle pour l’arbre : l’arbre reste un arbre même sans cette feuille. Mais produire des feuilles est essentielle pour l’arbre, au moins pour les feuillus. La feuille est bien une substance, elle existe en tant que telle ; et si je la détache de l’arbre elle ne cesse pas d’être une feuille. Nous voyons là que c’est l’essence qui permet de délimiter une substance au sein de ce qui a en soi un acte d’être. La feuille, vu en tant que feuille, est une substance. Mais la feuille, vu selon l’essence de l’arbre, est portée par la substance de l’arbre.

Chaque réalité peut être vu selon plusieurs essences ; cela conduit alors à déterminer pour un même être plusieurs substances. Mon cheveu vu en tant que cheveu est une substance. Mais mon cheveu vu selon l’essence de la chevelure fait partie de la substance de la chevelure. Et mon cheveu vu selon l’essence de mon humanité fait partie de moi, est incluse dans ma substance. Dans toutes ces choses (le cheveu, la chevelure, moi), il y a un acte d’être en propre qui vient de la matière et/ou de mon âme spirituelle.

Ma table vue comme table est une substance. Mais, selon l’essence des pieds de table, j’y vois quatre substances de pieds de table. Et selon l’essence d’une maison, elle est incluse dans la substance de ma maison.

Une pierre, vue selon l’essence de pierre, est une substance. Si on s’en sert pour faire une maison, elle sera incluse dans la substance de la maison ; mais restera une substance de pierre. La lumière a une substance de lumière. Selon l’essence des photons, j’y vois une multitude de substances de photons. Selon l’essence des ondes électromagnétiques, j’y vois une substance d’onde électromagnétique, mais c’est la même réalité.

C’est donc l’essence avec laquelle on regarde une réalité qui permet de déterminer le contour de la substance considérée au sein de ce qui porte en propre l’acte d’être. Il est donc important de former nos intelligences pour qu’elles soient mieux à même d’apprécier la réalité dans la diversité des substances au sein de ce qui est, et pour ne pas se limiter à un regard trop partiel qui ne regarderait le monde que selon certaines essences.

Il faut noter aussi qu’il est des essences qui ne se constituent pas en substance, car ces réalités n’ont pas en propre l’acte d’être. Ce sont les accidents. Le rouge par exemple est un accident, et non une substance. Il y a les accidents des qualités, des relations, de temps, des lieux, etc. Il y a aussi les accidents de la quantité. Ce sont eux qui conduisent au monde des mathématiques : ce monde n’est pas substantiel, mais c’est celui de l’accident quantité. Il est vaste, et l’on ne le rencontre pas en tant que telle dans la nature ; il n’a pas en propre l’acte d’être ; mais nos intelligences, à partir de la nature, sont capables de produire les concepts mathématiques jusqu’au plus élaborés.

Mon cheveu a en propre l’acte d’être par sa matérialité, il est une substance. Mais il est porté par la substance de mon corps qui a un acte d’être plus grand par mon âme spirituelle. Mon cheveu est lié aussi à cette âme spirituelle. Pourtant, si je coupe mon cheveu, coupant ainsi le lien substantiel avec mon âme, il ne cesse pas d’être un cheveu. On voit là qu’être une substance est lié à un certain acte d’être que l’on a en propre qui n’exclut pas d’entrer dans une manière plus forte d’être une substance avec un degré d’être plus fort en délimitant les choses selon une essence supérieure : il y a mon cheveu qui est une substance, mais il y a moi qui suis une substance supérieure. Cela étant dit, si je considère un objet bien délimité, sa notion de substance sera celle de son acte d’être le plus fort. Ainsi mon corps est bien une substance selon ma spiritualité et non selon ma matérialité qui a aussi un acte d’être. L’Hostie après la transsubstantiation est bien le Corps du Christ, et non plus du pain ; la matière a encore un acte d’être, mais celui-ci est inclus dans l’acte d’être de Jésus.

Une substance avec un acte d’être spirituel ne peut être reprise dans une substance avec un acte d’être seulement matériel, alors que le contraire est possible. La substance du cheveu est reprise dans ma substance. Mais je ne suis pas repris dans une substance plus grande que moi. L’univers, le cosmos, peut être vu comme une substance au sens faible, mais en excluant les substances supérieures des hommes. Mon pays peut être vu comme une substance au sens faible, mais en excluant ses habitants. Ceux-ci forment une communauté de personnes et non une substance. Il n’y a qu’en Dieu où une Communauté de Personnes est une Substance. Par contre, les animaux et les végétaux entrent dans la substance d’un pays, dans la substance du cosmos, car leur acte d’être n’est pas supérieur, mais bien matériel. La substance d’un végétal ou d’un animal est un degré de substance plus grand que celui des être inanimés comme la pierre, car leur forme substantielle est une âme qui porte en elle une propre dynamique de vie. Mais les grands espaces qui portent la vie biologique comme les forêts, les plaines, les montagnes, les pays, et le cosmos tout entier, etc, ne peuvent être considérées sous l’angle substantiel qu’à un degré encore plus grand que celui des animaux, c’est-à-dire à celui des écosystèmes où la vie se déploient. Notons que ces substances d’écosystèmes ne peuvent au final trouver leur accomplissement qu’en étant lié accidentellement aux êtres spirituels, en particulier les hommes, car tout est fait pour entrer dans la symphonie spirituelle de l’amour ; en dehors de cela, il n’y a pas d’accomplissement.

Toutes les essences des substances et des accidents du monde sensible arrivent dans mon intelligence sous forme de concepts intelligibles. Cela se fait soit par transmission : c’est un autre qui m’a enseigné au sujet des réalités de ce monde ; il m’a présenté ce que contenait son intelligence pour que je produise en moi-même le concept intelligible de cette essence. Elles peuvent aussi arriver en regardant le monde où la rencontre de mon intelligence avec des réalisations concrètes de ces essences conduit mon intelligence à produire les concepts associés. Elles peuvent aussi arriver en moi par ma propre invention : réfléchissant sur un sujet donné, je produis en moi le concept intelligible d’une réalité qui n’existe pas encore ou qui existe mais dont je n’ai pas connaissance. Elles peuvent enfin arriver par inspiration : un esprit supérieur, que ce soit un ange ou Dieu lui-même, illumine mon intelligence sur un sujet donné et je produis alors le concept intelligible de la chose associée.

Une question que l’on peut se poser est celle de savoir si le monde matériel contient ces essences, ou si ce sont seulement nos intelligences qui les contiennent ? À cela il faut répondre que le monde matériel ne contient pas ces essences en tant que concepts intelligibles, mais qu’il les contient en tant que formes. Les concepts intelligibles sont dans nos intelligences, mais les formes sont dans le monde matériel. Celui-ci est foisonnant de formes. Nos intelligences se trouvent en relation avec le monde matériel, lié à lui par des relations. Et dans ces relations qui nous permettent de rejoindre les substances, les concepts intelligibles et les formes se rejoignent et s’unissent dans ce que l’on appelle les espèces intelligibles pour que la chose soit connue en elle-même. Le concept intelligible est moins riche que l’espèce intelligible. Il est plus riche pour moi de voir la tour Eiffel que de penser seulement depuis ma chambre à ce genre de tour.

S’il s’agit d’une forme substantielle, l’espèce intelligible est la substance elle-même en tant que connu selon cette essence. L’espèce intelligible de mon chien en tant que chien, c’est mon chien en tant que connu comme chien. S’il s’agit d’une forme accidentelle, l’espèce intelligible reste la substance associée, mais considérée selon cet accident. Quand je regarde le rouge de ma voiture, je vois une voiture rouge. Quand je rencontre mon père en tant que père, c’est la personne de mon père que je rencontre. L’espèce intelligible du rouge de ma voiture, c’est ma voiture en tant que connu comme rouge. À chaque fois, c’est la substance que je connais, mais d’une certaine manière.

Il est plus qu’intéressant d’exercer son regard à ce va-et-vient entre les accidents et la substance. La substance me permet de connaître l’être même des choses ; et les accidents me permettent de voir la beauté, la diversité, la multiplicité, la complexité et l’harmonie du monde.

Je peux aussi vouloir connaître une chose en elle-même, et non selon une essence ou une détermination. Je veux connaître mon chien, non en tant que labrador, ou chien, ou animal, mais en tant que lui-même. Bien sûr, connaître mon chien en tant que chien, c’est déjà le connaître lui, mais cela me semble déjà trop déterminé. Je m’aperçois déjà qu’une même substance peut être trouvée par plusieurs caractérisation d’essence : cette statue est une pierre, du granit et une statue ; Marc est un homme et une personne. C’est que justement, rencontrer une chose en elle-même, non selon une caractérisation d’essence, c’est la rencontrer en tant que substance ; c’est la rencontrer selon l’essence de la substance. Connaître mon chien en lui-même, c’est connaître mon chien en tant que substance. C’est l’espèce intelligible la plus fondamentale, celle qui résulte de la rencontre entre un existant et le concept intelligible de substance. Et de cette rencontre va naître ce que l’on appelle une relation intelligible dans mon intelligence qui va me permettre de pouvoir désigner cet existant précis. Ce chien est mon chien. Mon intelligence par sa relation au monde matériel rencontre l’être existant de mon chien, et avec le concept de substance s’unissant à la substance du chien je rencontre l’espèce intelligible du chien connu pour lui-même. Il est produit alors une relation intelligible qui marque cette espèce intelligible comme unique. Et c’est sur cette espèce intelligible retrouvée et désignée par cette relation intelligible que va se déployer toutes les autres compréhension que j’aurais de cet être donné. À cette relation intelligible de mon intelligence, je vais associer tous les concepts de mon intelligence liés à mon chien.

Il faut remarquer que la notion de substance est analogique : il y a la substance des êtres inanimés, celle des êtres animés, végétaux ou animaux, celle des écosystèmes et celle des êtres spirituels que sont les hommes. Il y a donc plusieurs niveaux de regards sur le monde. Les relations intelligibles vont être de plusieurs types selon les types de substance. Marc, mon chien, cette pierre ou cette forêt sont des types de relations intelligibles différents.

Il faut aussi remarquer que nous ne produisons pas des relations intelligibles dans notre propre intelligence pour toutes les substances que nous rencontrons : nous avons la capacité d’en produire pour toutes les personnes rencontrées et pour toutes les substances de notre propriété ou de ce que nous avons en commun avec d’autres. Certaines choses peuvent rester tout à fait anonyme, le concept associé étant suffisant. Mais pour ce qui appartient aux autres et non à nous, la relation intelligibles se trouvent chez les autres et c’est chez eux, dans leurs intelligences, que nous allons la chercher. Le manteau de papa est son manteau : c’est en lui que je trouve la relation intelligible vers ce manteau. Mais il se peut qu’il me le donne : cela devient mon manteau. On voit ici que les relations intelligibles peuvent changer. Nous pouvons aussi en produire pour un moment donné en nous promenant quelque part, puis ne plus jamais retrouver cette espèce intelligible ou user de cette relation intelligible. Mais c’est à travers cela que nous façonnons petit à petit ce que nous souhaitons avoir dans notre propre chez nous. Les relations intelligibles qui ne changent pas sont celles envers les personnes humaines qui sont uniques : Marc restera Marc.

Comme nous le disions plus haut, quand je regarde les substances, je vois qu’il y en a de plusieurs types : des êtres inanimés, des êtres animés, végétaux ou animaux, des écosystèmes et des êtres spirituels. Il y a des degrés d’être différents. Dans ce foisonnement de substances qui se superposent et se chevauchent, je vois un paysage se dessiner avec des contours et des lignes. Je vois émerger ce monde de la vie, et encore au-delà le monde spirituel qui vient agir en son sein. La matière ne contient pas en elle-même les formes du monde spirituel. Mais par contre, elle contient en puissance active de réalisation beaucoup de formes du monde matériel : elle est faite pour ce déploiement de formes dans de multiples directions, elle en est capable par elle-même. Dieu a décidé de placer l’homme, un être spirituel, dans ce jardin du monde matériel. Il convient que l’homme trouve sa juste place en son sein pour contribuer à l’harmonie et à la symphonie des formes et des essences. Il est des formes du monde matériel qui n’auraient pas pu advenir sans l’homme : pensons aux œuvres d’art, aux œuvres de technologies. Le monde matériel est en puissance passive de recevoir ces formes : il ne peut pas les produire par lui-même, mais il est capable de les recevoir.

De fait, les hommes changent le paysage du monde. Cela se voit très bien, grâce aux outils des abstractions mathématiques de la quantité qui lui permettent de créer de nombreux objets incroyables. Mais cela est vrai aussi pour la dimension qualitative des choses : l’homme dépose une harmonie, une beauté, un bien-être. Et plus largement les capacités spirituelles de l’homme faites pour la vie et l’amour changent aussi le monde : l’homme dépose sa spiritualité dans le monde, et le fait entrer dans sa vie spirituelle. Il ouvre la porte aux actions angéliques et divines, même si Dieu n’a pas besoin de la permission de l’homme pour agir. Et Dieu et les anges ont aussi leur rôle à jouer dans le déploiement des essences, des formes et des substances. Le monde matériel n’est pas sous la seule garde des hommes, d’autres y agissent, au moins conjointement.

Il convient que ces nouvelles formes insérées dans le monde matériel entrent judicieusement dans la composition des essences, des formes et des substances que l’on voit en ce monde pour le porter encore plus loin dans son chant à la gloire de la Trinité.

Car il s’agit bien de cela : ce dessin qui se dessine par ce foisonnement d’essence et de substance, c’est celui du monde de la vie, du don, de la relation, et de l’amour. C’est dans la gloire des relations interpersonnelles, humaines, angéliques, et ultimement celles de la Trinité, dans lesquelles le Cosmos tout entier est appelé à entrer. Chaque chose, des plus petites aux plus grandes a vocation à servir à glorifier la vie et l’amour.

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