L’enfer et les limbes

Origène, un Père de l’Église, qui a soutenu la thèse de l’apocatastase.

Saint Augustin a dit quelque part que la question de la damnation éternelle était une des plus difficiles, qu’elle pouvait égarer les néophytes, et qu’il valait mieux éviter de trop se pencher sur cette question au début de la vie spirituelle. Quant à lui, il a eu à certains moments de sa vie une perception très pessimiste des choses où la majorité de l’humanité finirait en enfer. Une vision que l’Église n’a pas vraiment encouragé. Certaines périodes du christianisme ont beaucoup parlé de l’enfer, d’autres comme aujourd’hui ont tendance à vouloir croire que l’enfer n’existe pas, ou qu’il est vide, ce qui laisse d’ailleurs de côté la question des démons qui y sont déjà. C’est une question qui revient sans cesse et qui perturbe beaucoup de personnes : Si Dieu est bon, pourquoi y aurait-il un enfer ?

Il ne faut pas trop vite évacuer la question, comme si cela était normal. En fait, on peut penser que nous n’aurons vraiment la réponse qu’au jugement dernier, qu’ici-bas nous sommes tâtonnants, et que ce qui nous semble effroyable doit surtout nous conduire à chercher à éviter aux âmes de tomber en enfer. Le Christ veut nous associer à son projet d’amour : à nous d’entrer dedans et nous ne serons pas déçus.

La tradition de l’Église a compris progressivement que prêcher sur l’enfer pour faire peur aux gens par l’horreur des châtiments n’a jamais converti personne. Par contre, prêcher sur l’enfer en le mettant en parallèle avec la beauté du Ciel permet de nous faire percevoir qu’il serait dommage de ne pas servir ce si bon Maître qu’est Jésus-Christ et de chercher à le suivre, plutôt que de suivre le péché et les démons. Il faut choisir qui l’on veut servir. Cela produit alors la contrition imparfaite, celle par laquelle beaucoup commencent : craindre de ne pas être avec Dieu qui est si Bon. Ce n’est pas encore la contrition parfaite qui portée par l’amour de Dieu ne veut pas offenser un si aimable Seigneur.

Quant à l’enfer, l’Église s’est prononcée très clairement et définitivement sur son existence. Beaucoup de saints et de mystiques en ont vu quelque chose. À Fatima, la Vierge l’a montré aux jeunes voyants qui furent horrifiés.

On raconte l’histoire d’une damnée qui est apparu un jour à quelqu’un disant que Dieu la forçait à venir raconter son histoire ; ce qu’elle ne ferait pas par elle-même était dans la haine de toute chose. Elle raconte comment elle s’est laissée entraîner progressivement dans sa vie vers des plaisirs mondains et charnels, offensants pour Dieu mais qui semblent être dérisoires pour le monde d’aujourd’hui. Sa vie a pris un mauvais tournant. Et elle s’est mise à entendre une petite voix dans sa conscience qui lui demandait d’aller se confesser à un prêtre. Ce qu’elle a refusé d’une manière répétée. Jusqu’à un jour où, conduisant sa voiture, elle entende à nouveau cette voix d’une manière insistante. Elle a alors dit à cette voix de se taire et qu’elle ne voulait plus jamais l’entendre. Juste après, elle a eu un accident et s’est retrouvée en enfer dans les souffrances éternelles.

C’est horrifiant, mais cela devrait nous conduire à dire chaque jour à Jésus : Seigneur, je veux entendre ta voix jour après jour pour que tu me mènes jusqu’au paradis.

La Sainte Vierge a dit au petit Gilles près de Toulouse que Dieu voudrait sortir les âmes de l’enfer, mais que c’est elles-même qui ne veulent pas. C’est ce que dit la tradition : personne ne pourra reprocher à Dieu d’être en enfer.

Quant à quelqu’un qui vit des sacrements, qui prie, qui cherche à avoir une bonne volonté, et qui se repent des ses péchés, il n’y a pas à douter qu’il aille au Ciel. Il faut craindre de se détourner de cette voie, mais quand l’on persévère sur ce chemin, il n’y a rien à craindre. Le bienheureux Henri Suso disait que l’on ne commet pas un péché mortel du jour au lendemain quand l’on chemine de cette manière, même si parfois nos péchés véniels nous paraissent bien gros. Ce sont des péchés véniels répétés, non repentis, et auxquels nous nous habituons, qui nous conduisent progressivement vers le péché mortel. Le péché mortel, c’est celui qui nous coupe de la grâce et de Dieu, et nous mène en enfer, il demande matière grave, liberté et conscience ; à la différence du péché véniel qui est une offense à Dieu, mais qui ne nous coupe pas de lui.

En fait, la question qui a été la plus discutée dans l’histoire de l’Église, notamment chez les Pères, n’est pas tant la question de l’existence de l’enfer, que celle de son éternité. Origène en est l’exemple le plus connu, avec sa thèse de l’apocatastase : à la fin des temps, dans une grande restauration où l’enfer serait vidé, tous les anges et tous les hommes finiraient au paradis. L’Église s’est à l’époque prononcée dogmatiquement contre cette possibilité. Mais la question a perduré et a continué à poser question jusqu’à l’époque moderne où cela a même pris un nouvel essor. On cite à ce sujet les œuvres du théologien Hans Urs von Balthazar, à partir de l’expérience mystique d’Adrienne vos Speyr, conduisant à une théologie du Samedi Saint qui sans vraiment l’affirmer semble quand même envisager assez clairement l’apocatastase. On parle aussi de l’œuvre du théologien protestant Karl Barth, plus catholique que beaucoup de catholiques, qui préfère s’en remettre sur cette question à Dieu et à ses jugements impénétrables, et semble ainsi admettre cette possibilité sans vraiment non plus l’affirmer.

Une autre tentative récente d’apocatastase moins connue est celle de Jacques Maritain, que l’on ne soupçonne pourtant pas par ailleurs de véhiculer des hérésies. Dans son essai intitulé Idées eschatologiques, il élabore un conte pour décrire un salut des damnés après le jugement dernier où ceux-ci finiraient dans les limbes et non point au paradis. Selon lui, cela sauve le dogme, car les limbes sont une région de l’enfer selon certaines traditions, comme on le voit par exemple dans la Divine Comédie de Dante. Les limbes sont ici une béatitude naturelle. Ce qui rejoint la notion de nature pure : un épanouissement sans la grâce. D’où le fait de les placer en enfer. Or, cette idée de nature pure est plus que contestable. Selon nous, même si cela demanderait d’être détaillé plus amplement, il n’y a pas d’épanouissement possible vers une quelconque félicité, ici-bas ou là-haut, sans la grâce.

Les limbes étaient une réalité enseignée chez nos ancêtres jusqu’à il y a quelques décennies. Y allaient les justes qui n’avaient pas reçu le baptême et donc ne pouvaient pas avoir la grâce du Ciel. On y trouvait les enfants morts sans baptême. C’était une sorte de béatitude considérée souvent naturelle où il n’y avait pas la vision béatifique. L’Église a considéré qu’il lui été possible d’abandonner cette hypothèse théologique, mais ne s’est jamais prononcée pour ou contre son existence. En fait, la commission théologique internationale qui s’est penchée sur la question a surtout considéré que l’on pouvait abandonner l’idée de l’éternité des limbes et non pas tant de leur existence.

Et, de fait, il est fort probable que les non-baptisés qui accueillent le salut passent par un état intermédiaire où ils aient besoin d’une prière de l’Église pour accéder au Ciel et à la vision béatifique. L’Église est incontournable pour le salut de tout homme et de toute femme. Les limbes étaient le lieu où attendaient les justes de l’ancien temps avant la venue de Jésus, et il est convenant de penser que ce lieu n’a pas cessé d’exister avec l’arrivée du christianisme, car tout le monde n’est pas baptisé. C’est un lieu de béatitude, non pas naturelle, mais surnaturelle, car l’on vit déjà de la grâce que l’on a accueilli d’une manière ou d’une autre sur la Terre ; mais c’est un lieu d’attente. C’est un peu comme le purgatoire, mais sans la souffrance. Il y a la joie immense d’attendre que le Christ vienne nous chercher pour aller au Ciel, et celle d’être déjà et pour toujours dans la grâce.

Bref, tout cela pour dire que l’hypothèse de Maritain ne tient pas selon nous, car le concept de nature pure qui a fait fortune les siècles passés ne tient pas la route, et parce qu’alors les limbes si elles existent ne sont pas une région de l’enfer, mais du purgatoire.

Citons une autre personne, que l’on ne soupçonnerait pas, qui n’a pas cru à l’éternité de l’enfer : Marthe Robin. C’est assez surprenant. Nous l’avons appris de quelqu’un qui l’a très bien connue, et que nous jugeons incapable d’erreur ou de mensonge à ce sujet. Il faudrait confirmer le dire auprès des personnes qui sont susceptibles de savoir cela. Cela n’a visiblement pas été porté à la connaissance du grand public, sûrement par crainte de s’attirer des problèmes. Mais bon, aujourd’hui, nous ne sommes plus à cela près.

D’autres ont aussi imaginé que l’enfer serait pûrement et simplement anéanti, réduit à néant, et que ce serait cela le châtiment éternel des damnés. Sur l’anéantissement des créatures spirituelles, saint Thomas d’Aquin dit que cela est possible (Ia q.104 a.3), même s’il dit que cela n’est pas prévu (Ia q.104 a.4).

Qu’est-ce donc à dire ?

L’Église, nous l’avons dit, a émis un dogme à ce sujet, selon les formes canoniques. Ayant répondu, elle ne peut que redire ce qu’elle a déjà dit, ou se taire. On ne peut s’attendre à ce qu’elle dise soudain le contraire, du moins dans un magistère infaillible.

Mais, cette éternité de l’enfer reste selon nous le dogme le plus scandaleux… Comment est-il possible que la miséricorde de Dieu ne s’exerce pas sur ces personnes pour les restaurer dans la pleine justice divine ? Et que leur être crie éternellement contre ce qu’est Dieu. On comprend qu’actuellement la justice et la miséricorde de Dieu s’exerce en respectant leur liberté et leur choix. Car le projet de Dieu est de nous associer à bâtir son Royaume : cela ouvre la porte au rejet de cette mission. Mais, une fois le Royaume réalisée, pourquoi n’en serait-il pas autrement ?

Le père Bonino, dans son livre sur les anges et les démons, dit à ce sujet que le dogme est là, qu’il faut le prendre tel qu’il est, mais que nous aimerions tous un autre scenario.

En fait, cela nous conduit inévitablement à nous poser la question de l’infaillibilité de l’Église au sujet d’un tel dogme. La question n’est pas aussi évidente qu’il n’y paraît. Le concile Vatican I a défini l’infaillibilité de l’Église comme portant sur les choses qui relèvent de la foi. Or, nous avons affaire là à la destinée de ceux qui justement ont refusé la foi, et pour une éternité où nous ne sommes plus sous le régime de la foi, mais sous celui de la vision. Les serviteurs ne sont pas plus grands que leur Maître. Il est des choses que l’Église ne peut pas dire avec certitude, et que seul le Christ nous dira au jugement dernier. Est-ce le cas de l’éternité de l’enfer ? Faut-il s’en remettre finalement pour avoir la réponse à ce que dira le Christ au jugement dernier ? C’est une question qui nous semble convenable dans la tradition vivante de l’Église et qui demanderait à être traitée dogmatiquement : elle ne touche pas au dogme de l’éternité de l’enfer, mais au périmètre de l’infaillibilité de l’Église qui demande à être encore précisée, et donc finalement à la portée réelle que doit avoir ce dogme.

Certes, mais vous me direz que tout cela est un peu osé, et que de toutes les manières, nous savons bien que l’enfer est éternel, car les démons ne peuvent pas changer d’avis. C’est de fait la teneur de la preuve de saint Thomas d’Aquin à ce sujet. Il s’appuie pour cela sur l’idée que les anges sont pleinement accomplis dans leur nature dès l’origine et que, pensant avec les idées innées qu’ils ont en eux, leurs choix se font en pleine conscience et ne peuvent être révoqués. Cette preuve a cependant une petite faiblesse, c’est qu’elle oublie que les anges ne pensent pas seulement avec les idées innées qu’ils ont en eux, mais aussi avec celles des autres anges. Nous le faisons aussi de penser avec des intelligibles qui ne sont pas dans notre intelligence : soit parce que ces intelligibles ne sont pas encore produits dans notre intelligence et c’est là l’occasion de le faire, soit parce qu’ils ne le seront jamais. Quant aux anges, ils le font bien davantage de penser grâce aux autres. Et donc, autant un ange pleinement ouvert au mystère de la communion ne peut pas changer d’avis, car son choix se fait en pleine connaissance de ses propres idées éternelles et de celles des autres. Il ne peut plus changer d’avis. Autant un ange qui est fermé au mystère de la communion, s’il est mis en présence d’idées éternelles d’autres anges qu’il n’a pas voulu connaître, peut encore changer d’avis. Dans cette conception, un ange qui a dit oui à la grâce ne peut plus changer d’avis. Un ange qui a dit non le peut encore, si Dieu le veut bien sûr. À ce sujet, on trouve des Pères de l’Église qui pensaient que les anges pouvaient changer d’avis, et d’ailleurs parfois dans un sens comme dans l’autre.

Vous me direz encore que les damnés n’ont aucun mérite et qu’il en faut pour aller au Ciel. Certes, mais un enfant baptisé mort avant l’âge de raison n’a fait aucun choix et n’a aucun mérite, et pourtant les portes du Ciel lui sont grandes ouvertes. On dit que c’est l’entourage qui supplée pour sa volonté et son mérite. Donc, l’Église admet bien qu’elle peut suppléer à la volonté et aux mérites pour permettre à quelqu’un d’aller au Ciel.

Que conclure de tout cela ?

Non pas que l’enfer n’est pas éternel : le dogme est là et dit qu’il est éternel. Mais que la question du périmètre de l’infaillibilité à ce sujet mérite d’être précisée dogmatiquement. Il s’agirait d’affirmer soit que celle-ci s’exerce quand un dogme est émis au sujet de l’éternité de l’enfer ; ou soit que cette question en est exclue, car ne concernant pas le régime de la foi, et qu’il faut s’en remettre au seul jugement du Christ au jugement dernier.

Quelle que soit la réponse, qu’elle vienne de l’Église ou du Christ Lui-même, et qu’elle soit dans un sens ou dans l’autre, il faudra l’accueillir avec foi et amour. Nous sommes pèlerins sur la Terre, et il nous est demandé de choisir d’entrer dans le projet de Dieu. Quand le pèlerinage prendra fin, nous nous trouverons devant le Christ dans un Monde Nouveau et une Terre Nouvelle où quoi qu’il arrive, si nous avons répondu à son appel, nous ne serons pas déçus.

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