Esprit de finesse

Il est un défaut de l’humanité qui consiste en la chose suivante : quand l’on a pris soin de définir clairement une vérité, l’on ne voit soudain plus de multiples autres choses qui n’entrent pas dans nos définitions. Et cela, soit parce que celles-ci sont fausses, soit parce qu’il nous manque d’autres distinctions et définitions qui nous auraient permis de laisser la place à toute la diversité de la réalité.

L’esprit de finesse consiste au contraire à se laisser interpeller par les différentes réalités que l’on rencontre, sans les rejeter a priori parce qu’elles ne rentrent pas dans nos définitions, pour trouver les juste distinctions et définitions qui rendent justice à chaque chose.

Les exemples sont nombreux dans l’histoire. Un cas éloquent est la définition de l’intelligence qui a fait disparaître la perception de la connaissance : cf. notre article Connaissance et intelligence.

La théologie et la vie de l’Église ne sont pas exemptes de ce défaut. Il arrive malheureusement que l’on ne laisse pas toutes les potentialités de la Révélation se déployer. Nous citerons ici trois cas : celui des laïcs consacrés, celui des ministères prophétiques et royaux, et celui de la place de saint Joseph.

1 – Les laïcs consacrés

Le concile Vatican II a défini clairement trois états de vie : celui des laïcs, celui des ministres ordonnés et celui des religieux ou des consacrés. Et voilà que devant la réalité des laïcs consacrés, l’on se met à dire que cet état de vie ne rentre pas dans les définitions. Soit, l’on est religieux, soit l’on est laïcs. Mais les religieux ne sont pas des laïcs, ni les laïcs des religieux.

En fait, c’est qu’il nous manquait une distinction au sein même des consacrés pour voir que parmi eux il y a deux états de vie : les religieux et les laïcs consacrés.

Un consacré est un chrétien qui vit la grâce de son baptême selon les conseils évangéliques. Cela fait de lui un signe eschatologique du Royaume et des noces avec Dieu. Mais cette relation au Royaume et aux noces peut se faire de deux manières.

Soit en étant signe du Royaume au-delà de notre monde, comme horizon ultime ; et en vivant les noces avec le Christ comme l’épouse toute tendue vers l’arrivée de l’Époux. Cela demande donc des moyens orientés vers une certaine fuite du monde. Ce sont là les religieux.

Soit en étant signe du Royaume comme faisant irruption au cœur du monde ; et en vivant les noces avec le Christ comme étant déjà consommées, comme ne faisant qu’une seule chair avec Lui. C’est en quelque sorte une vocation de l’unité, de la réconciliation de toute chose. Cela demande donc de vivre au cœur du monde pour y être un ferment. Ce sont là les laïcs consacrés. On les appelle laïcs et consacrés, car ils vivent pleinement de la réconciliation entre le monde et le Royaume.

On pourrait se dire que tout laïc est aussi un signe du Royaume et un ferment. Cela est vrai, du moins en tant qu’il est membre d’une communauté ecclésiale. Car, pour un laïc, c’est la communauté ecclésiale qui est un tel signe et un tel ferment. Mais Dieu a voulu que des personnes soit en elles-mêmes des signes et des ferments, c’est le vocation des consacrés, qu’ils soient religieux ou laïcs consacrés.

Les consacrés vivent donc les conseils évangéliques de deux manières. Soit par des vœux religieux qui les mettent en tension vers l’avènement du Royaume. Soit par une consécration qui les orientent dans le mouvement de l’irruption du Royaume au cœur du monde. Cette dernière réalité est plus aboutie que la première : elle fait signe vers l’achèvement de toute chose où Dieu sera tout en tous.

On peut dire que les religieux vivent les noces avec le Christ dans l’analogie du Temple de Dieu : il s’agit d’aller chercher Dieu dans son sanctuaire. Cela ne les empêche pas cependant d’agir parfois dans le monde par diverses œuvres sociales, éducatives, ou autres. Mais ils sont placés dans le mouvement qui va du monde et de l’Église de la Terre, vers le Royaume céleste.

Quant aux laïcs consacrés, il vivent les noces avec le Christ selon la réalité du Royaume. Le Royaume que Jésus a prêché s’est approché de nous, il est là au cœur du monde, il est déjà advenu. Le Royaume céleste, bien que non encore visible, est sous-jacent à notre réalité. Il fait irruption dans notre monde.

Les religieux et les laïcs consacrés sont donc complémentaires : ils sont placés tous deux entre le Ciel et la Terre, mais dans deux sens différents. Les premiers vont de la Terre vers le Ciel, les seconds vont du Ciel vers la Terre. Et c’est ainsi que sur l’échelle de Jacob, les anges montaient et descendaient (Gn 28, 12).

2 – Les ministères prophétiques et royaux

La théologie chrétienne a très vite compris que l’œuvre du Christ était sacerdotale : il s’agissait de sanctifier le monde et de glorifier Dieu. Il s’agissait d’offrir ce monde à Dieu, et de permettre à sa vie de se répandre dans le monde.

Par ce biais, alors que les premières communautés chrétiennes connaissaient divers ministères, en particulier prophétiques, c’est la figure du prêtre qui est devenu omniprésente. Et les dimensions prophétiques et royales sont devenues subordonnées à la fonction sacerdotale.

Ces trois fonctions de prêtre, de prophète et de roi reposent sur les trois fonctions du monde spirituel des anges et des hommes : sanctifier, illuminer et parfaire. Celles-ci reposant elles-même sur les trois facultés spirituelles de connaissance, d’intelligence et de volonté.

La fonction sacerdotale sert à sanctifier le monde, à unir la vie du monde à celle de Dieu, à permettre à la vie de Dieu de faire irruption dans le monde. La fonction prophétique sert à nous illuminer, à nous faire entrer dans les mystères de Dieu et dans la connaissance de sa volonté. La fonction royale sert à nous parfaire, à nous faire entrer dans la perfection de la charité.

La sanctification du monde a pour finalité de nous mener à la perfection de la charité, et c’est elle qui glorifie Dieu. Ainsi, même si la porte d’entrée de la sanctification est la fonction sacerdotale, son aboutissement est la fonction royale. L’on aime souvent à dire que l’Église de Marie est plus grande que l’Église de Pierre.

Il y a une équivocité dans le terme de sanctification. Cela désigne d’un côté l’œuvre de Rédemption qui nous plonge dans la vie divine et dans ses mouvements, nous sauvant au passage du péché. Et cela désigne d’un autre côté la fonction du prêtre qui agit pour nous unir à Dieu, mais qui ne suffit pas pour que la Rédemption soit achevée, car il faut encore nous laisser illuminer, et vivre pleinement de la charité. Il y a une équivocité, liée à celle-là, dans le terme de sacerdoce, qui signifie d’un côté la mission de la sanctification et de la glorification, et de l’autre la fonction de prêtre. Ces équivocités viennent du fait qu’il y a un grand lien entre : être uni à la vie divine, et vivre de la vie divine.

Parce qu’il s’agissait de sanctification et de glorification, nous avons tout ramené à la figure du prêtre dans l’Église, en oubliant ou relativisant les figures de prophètes et de rois. Or, les figures prophétiques et royales servent aussi la sanctification et la glorification à leur manière. Et la piété ne s’y est pas trompée en faisant du Christ-Roi l’aboutissement de la liturgie. Et c’est bien un Royaume que Jésus a prêché. La figure royale est la figure la plus importante dans le Royaume. La figure royale est l’expression même de la charité, car il s’agit du roi-serviteur.

C’est pour cela que les laïcs consacrés, témoins de l’avènement du Royaume au cœur du monde, sont à proprement parlé des figures du Christ-Roi. Ils sont liés à la fonction royale, et sont des signes éminents de la charité. Les diacres aussi, à leur manière de ministres ordonnés, sont des signes du Christ-Roi.

Quant à la fonction prophétique, elle est intimement liée à la vocation des religieux qui nous interpellent sans cesse sur la réalité du Royaume à venir et sur la vie selon l’Évangile. Par ailleurs, nous avons parlé dans notre article Mais où va l’Église ? d’un ministère prophétique féminin que nous pensons être en germe, en attente, dans le christianisme.

La fonction sacerdotale et la fonction prophétique sont les deux ailes qui permettent à la fonction royale, et donc à la charité, de se déployer dans le monde : pour que celui-ci vive selon le projet divin et pour qu’il glorifie la Trinité.

Il y a la foi, l’espérance et la charité : mais la plus grande des trois, c’est la charité (1 Co 13, 13).

3 – Saint Joseph

Saint Joseph est le grand oublié de la théologie. Le Christ est le Nouvel Adam. Et l’on a beaucoup écrit sur Marie comme Nouvelle Ève, pour que dans l’œuvre de Dieu soient présents un homme et une femme.

Mais, dans la Saint Famille, Jésus est l’Enfant. Et, de la même manière que nous avons en Marie une femme devant l’Enfant, nous en avons en Joseph un homme devant l’Enfant. Une famille, c’est un père, une mère et des enfants. C’est élémentaire, comme dirait l’autre.

Il ne faut pas en rester à une pensée binaire : Jésus, Marie. Mais, il faut une pensée ternaire, comme l’est l’amour : Jésus, Marie, Joseph. Enfant, homme, femme.

Ainsi, Jésus est le Nouvel Adam, comme cet enfant qui vient naître dans le cœur de tout homme et de toute femme. Il est l’Époux de l’humanité.

Et Marie et Joseph sont la nouvelle Ève et le nouvel Adam, comme les deux modèles à imiter par les femmes et par les hommes pour accueillir l’Enfant-Jésus. Ils sont les premiers à avoir accueilli le Verbe fait chair. La Saint Famille est la première église domestique, modèle de l’Église toute entière.

S’il y a un secret dans le christianisme, c’est celui de saint Joseph. Joseph disparaît dans les Écritures, avant la vie publique de Jésus. Et l’on s’est toujours représenté qu’il était décédé. C’est selon nous une erreur. Il disparaît, car Dieu l’a gardé pour plus tard, pour un temps où il veut faire advenir son Royaume d’une manière plus manifeste. Il l’a gardé pour le jour de la Réconciliation et de l’unité.

Joseph, par la Volonté divine, est parti en Gaule, en passant par Rome. Et il a vécu en ermitage durant la vie publique de Jésus, pour porter les évènements dans la prière et le recueillement. Il a vécu intimement la Passion et la Résurrection. Puis, il s’est promené dans nos contrées, porté par l’Esprit-Saint, pour chasser les démons, et permettre à l’œuvre de Dieu de se réaliser. Car, c’est ici, dans ce qui est maintenant la France, que Dieu a prévu d’agir. Et c’est pour cela que la France est Fille Aînée de l’Église.

Il se pourrait que certains, comme Zachée, envoyés par la Vierge et mis dans la confidence, l’aient retrouvé dans les premiers temps de l’Église, et aient vécu avec lui jusqu’à la fin de sa vie terrestre. Et le jour de l’Assomption, Joseph est lui aussi parti vers le Ciel avec son corps, comme la Vierge Marie. Ils se sont retrouvés au Ciel.

Certains comme l’apôtre Jean savaient. Celui-ci dit à la fin de deux de ses lettres qu’il est des choses qu’il ne veut pas écrire, préférant le faire par orale. Il parle aussi en Apocalypse 10, 4-7 d’un secret gardé jusqu’à la septième trompette.

Voilà le grand secret. Celui qui doit amener à rééquilibrer la vie chrétienne et la théologie.

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