Notre époque nous conduit non seulement à chercher à être humain, mais aussi à être très humain.
D’immenses courants nous entraînent vers un individualisme où l’on se replie sur soi, ou vers un utilitarisme où l’on use de l’autre ou de la création pour son propre intérêt. Nous nous retrouvons loin des beautés de la nature, loin de la splendeur des rencontres, au profit d’un monde de plus en plus virtuel et auto-référencé. La technique nous offre de quoi transformer la matière humaine dans une direction qui paraît hors de contrôle. L’opposition entre un idéal porté par un grand nombre et la réalité où l’on évolue est grande. Des conflits latents ne demandent qu’à surgir et à nous entraîner dans des abîmes sans nom. La finance règne. Le profit fait sa loi. La technique s’immisce partout.
Pourtant, il y a des courants de vie qui nous portent à bâtir un monde meilleur, un monde où l’amour est le sel et le ferment de l’existence. Et l’on s’oriente vers des œuvres sociales et solidaires. L’on fait le choix de la joyeuse sobriété. L’on cherche à concilier l’économie, l’écologie et l’humain. L’on agit pour une économie au service de la communion, de la commune unité où tous et chacun, en particulier les plus pauvres, peuvent se réaliser dans le respect de leur dignité. L’on espère que ces efforts ne seront pas vains, et qu’adviendra une authentique civilisation d’amour.
Car la question est de savoir qui nous servons au juste : Dieu ou l’argent ? (Mt 6, 24) Il est difficile dans notre monde de parler directement de Dieu. Pourtant il y a quelque chose dans le cœur de l’homme qui le porte vers un mystère, vers quelque chose de plus grand que lui, et qui le pousse à opter pour ou contre la vie et l’amour, qui le pousse à servir la lumière ou à se faire partisan des ténèbres. C’est ce quelque chose qui permet de trouver l’unité d’un vrai projet d’un monde nouveau. C’est une pierre d’attente déposée dans le cœur de tout homme qui le conduira vers les secrets les plus profonds de l’existence. Nous l’appellerons le mystère de la vie et de l’amour qui nous dépasse, et sur lequel chacun est libre de se prononcer sur son contenu.
C’est l’ouverture à ce mystère qui est la pierre d’angle pour bâtir une authentique civilisation de l’amour, dans le respect de la liberté de conscience de chacun. C’est en se faisant serviteur de la vie et de l’amour que l’on pourra développer une culture du don, de la relation, de l’attention à l’autre et éviter les écueils de la division, de la fusion et de la dispersion. C’est cette ouverture qui permet d’accueillir dans la diversité des choix spirituels de chacun ce qui est susceptible d’aider à bâtir un monde commun. C’est cette ouverture qui permet à une communauté, fusse-t-elle politique, de faire le choix d’un courant spirituel ou religieux comme source d’inspiration pour son projet de société.
Le mystère de la vie et de l’amour qui nous dépasse demande le respect de chaque personne, dans sa dignité et dans sa liberté. Le mystère de la vie et de l’amour qui nous dépasse nous porte en avant pour toujours plus en saisir la beauté et les contours. Et c’est lui qui fera que nos yeux s’ouvriront à la beauté de Dieu, des anges, des saints, et de tout le projet divin pour l’humanité. Le transhumaniste ne perçoit pas qu’il est devant un mystère. L’indifférent ne veut pas servir ce mystère. Le faux-humaniste sert l’homme contre la vie et l’amour. L’idéaliste préfère la connaissance à la vie et à l’amour. Le mauvais religieux croit servir Dieu, mais contre la vie et l’amour. Le très-humaniste perçoit ce mystère et fait le choix de le servir.
Un très-humanisme, contemplant le mystère de la vie et de l’amour, ne peut pas faire fi d’une ouverture à la spiritualité. Les courants religieux et les diverses sagesses sont autant de tentatives plus ou moins réussies, et plus ou moins assistées par la grâce divine, pour décrire ce mystère de la vie et de l’amour. Il y a parfois des ferments de mort et de haine ; il faut les repérer et les combattre. Mais il y a un appel dans le cœur de tout homme de toute culture vers la vie et l’amour. Cet appel trouve son plein accomplissement dans le Christ qui est la Vie et l’Amour révélés. Mais l’on peut déjà œuvrer les uns avec les autres pour que la vie se déploie harmonieusement dans le monde et que l’amour y règne.
C’est un projet de civilisation qu’il faut avoir. C’est un choix à poser pour que la communion, la commune unité dans la diversité et le respect de la dignité de chacun, pour que l’amour fait de don, soit le but de nos existences.
Le très-humanisme, c’est non seulement avoir beaucoup d’humanité, mais aussi avoir un regard qui porte au-delà de l’humanité sur ce qui la dépasse. Ce sont les deux sens historiques de « très » : beaucoup et au-delà de. Le beaucoup, c’est ce qui touche à la dignité de chaque personne humaine. Ce qui la dépasse, c’est ce mystère de la vie et de l’amour que l’on contemple dans la nature et dans toutes nos communautés, et que l’on retrouve à un degré plus élevé dans le monde des saints, dans le monde angélique et dans le monde divin. Cet « au-delà de », c’est se rendre compte que chacun de nous est immergé dans un quelque chose plus grand que lui, une sorte d’océan de vie et d’amour dans lequel il y a aussi malheureusement des courants de haine et de mort contre lesquels il faut résister. Beaucoup et au-delà-de. Reconnaissance et respect de la dignité de chaque personne humaine, et service d’un mystère de vie et d’amour qui nous dépasse. Voilà les deux facettes qui fondent tout enseignement social authentiquement chrétien, et que peut faire sien tout homme de bonne volonté.
De même, la métaphysique s’intéresse à l’être accessible par les capacités humaines, et aux causes de cet être. La métaphysique porte dans sa définition son intérêt pour les capacités de l’homme, et son ouverture à ce qui le dépasse. Ce qui laisse bien voir que ce mystère qui le dépasse, et dont il peut dire déjà quelque chose, peut lui aussi agir en ce monde, notamment par une Révélation. Le très-humanisme suit ce même chemin de servir beaucoup l’homme et au-delà de l’homme. Il s’agit de porter au plus loin ce qui peut nous faire agir ensemble de par notre nature commune à tous. Et cela laisse la place aux religions, en particulier au christianisme, pour nous amener jusqu’aux capacités de Dieu.
Dans une crise telle que nous la traversons aujourd’hui, il est regrettable que l’on ait fait le choix de maintenir l’économie sans maintenir aussi, en y prenant les précautions, les œuvres de charité et le culte divin. Cela est regrettable, car nous avons abandonné ce qui fait l’âme d’une civilisation. Nous n’avons pas pris la mesure de ce que demande le service de la vie et de l’amour. Quand on laisse des personnes mourir seules. Quand on interdit les maraudes auprès des personnes de la rue. Quand on met des amendes à ceux qui sans abris errent dans les rues. Quand on empêche les visites de personnes isolées. Quand on oublie que l’amour de Dieu est d’abord incarné, et que l’homme a besoin de rites pour célébrer la vie et faire le deuil de ses morts. Et tout cela pour éviter quelques morts de plus. Alors c’est que l’on a perdu le sens de l’existence. L’on se croit humaniste car l’on prône la santé comme le dernier homme de Nietzsche, mais l’on ne voit pas la catastrophe qui pointe à l’horizon par tous nos refus d’aimer. L’amour c’est risqué. Et l’amour vaut plus que la vie. Je ne dis pas qu’il ne faille pas prendre de précautions, mais je dis que le mystère de la vie et de l’amour se doit d’être célébré même si l’on doit mettre en péril la santé. Il ne faut pas seulement être humaniste, il faut être très-humaniste. C’est un projet de société.
Pour finir, pourquoi parler de vie et d’amour, et pas seulement de l’un ou de l’autre ? C’est que la vie est le fondement et l’amour est l’achèvement. C’est qu’il n’y a pas d’amour véritable sans un authentique déploiement de vie. Et c’est que la vie n’a pas de sens et se perd si elle n’est pas orientée par l’amour. Parler de la vie, c’est parler de la consistance de l’être, de ce qui est, et de ce qui est avec un dynamisme. Parler de l’amour, c’est parler de ce qui nous rend heureux, de ce qui nous comble, et finalement cela nous ouvre à une bienveillante providence, venue des autres, et peut-être de Dieu. La lumière de la vie illumine notre regard. La lumière de l’amour comble notre cœur. Le service de la vie et de l’amour nous entraîne et nous emporte en communion avec nos frères et sœurs vers l’aurore véritable. Pour un chrétien, cet aurore passe par la Croix du Christ, car celle-ci est l’Arbre de Vie et le lieu de l’Amour manifesté sur lequel vient se briser les courants de haine et de mort pour réconcilier ce monde avec Dieu.
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